LES PROCÈS MILITAIRES 1945

LES PROCÈS MILITAIRES 1945

PROCES DE PHILIPPE PÉTAIN

Pétain revient se constituer prisonnier en France

Le maréchal et Madame Pétain franchissant dans la fameuse limousine bleue, la frontière Suisse. Marier le 16 septembre 1920, Philippe Pétain et Eugénie Hardon ne se sont guère quittés. Elle demeurera jusqu’au bout la fidèle compagne dans les honneurs comme la déchéance.

Le château de Sigmaringen construit à pic sur une boucle du Danube. Le maréchal Pétain et sa suite y étaient internés depuis le 9 septembre 1944.

Itinéraire des déplacements forcés du maréchal, de Sigmaringen à la frontière Suisse entre le 21 et le 25 avril 1945.

Le maréchal Pétain à Weesen. Au côté du maréchal, on devine moustachu et chapeau à la main le général Debeney, à gauche, l’hôtelière du château-hôtel de Mariahalden.

Le procès Pétain en 1945

Dans la salle des audiences pendant les débats du procès Pétain. Surcharge de journalistes. Au fond, la haute cour. A la barre des témoins, Mr Paul Reynaud dépose. Derrière lui, on aperçoit le crâne chauve du maréchal et le képi de son gardien; debout derrière son client Me Payen.

Lorsque, le samedi 20 juillet, se met en marche le mécanisme du procès, on commence donc par la désignation des jurés, en présence des avocats. Ceux-ci usent du droit que leur donne la loi pour récuser quelques noms sortis de l'urne.
Il se produit alors deux incidents révélateurs de l'atmosphère dans laquelle va se dérouler le procès. M. Pimienta, membre de l'Assemblée consultative, juré au titre de la Résistance, ayant été récusé, va s'écrier : Je remercie la défense de l'honneur qu'elle m'a fait. Cela n'empêchera pas Pétain de recevoir douze balles dans la peau. Quelques jurés applaudiront à cette déclaration insolite, qui n'était pas sans rappeler le procès Pucheu à Alger.

La foule au procès de Pétain en 1945

Le procès se déroula dans la première Chambre de la Cour d'Appel, salle certes trop exiguë pour contenir l'assistance prévue et en particulier la presse, mais choisie après de longues hésitations pour des raisons de sécurité. Un appartement avait été aménagé pour le Maréchal dans le cabinet du greffier et le vestiaire des magistrats. Quelques pas seulement séparaient ainsi l'accusé de la salle d'audience. La salle avait été transformée pour répondre à sa promotion. Des gradins de bois avaient été construits dans la tribune pour permettre à un plus grand nombre de personnes d'assister aux débats. Derrière la Cour, des chaises étaient préparées pour le Corps Diplomatique, la magistrature et quelques privilégiés.
Pour la presse, dont les représentants s'entassaient l'un contre l'autre, on avait installé des tables étroites et longues. Les stalles à droite et à gauche, étaient réservées aux jurés. Quant au barreau, confiné dans l'espace situé entre les premiers bancs des témoins et l'entrée, il avait devant lui un fauteuil préparé pour le Maréchal, seule concession faite à son âge, et aux dignités dont il avait été revêtu.

Le 25 juillet 1945, dès midi et demi, dans cette atmosphère surchauffée et survoltée, le public s'empresse et s'entasse. A 13 heures, entouré de ses défenseurs, le bâtonnier Payen et deux jeunes avocats Maîtres Isorni et Lemaire, le Maréchal, mitraillé à bout portant par le magnésium des photographes, fait son entrée.

L’arrivé de l’accusé

L’arrivé du maréchal Philippe Pétain en uniforme, la seule médaille militaire sur la poitrine, arrive à l’audience. Derrière lui on aperçoit les silhouettes de deux de ses avocats, Me Isorni et Me Lemaire, à gauche Joseph Simon.

Tiens ! Vous aussi, vous êtes de la fête!
C'est par ces mots ironiques et désabusés que Philippe Pétain accueille son fidèle gardien Joseph Simon dans la pièce du palais de justice qu'il doit occuper pendant toute la durée de son procès. Ce lundi 23 juillet 1945, une chaleur accablante s'est abattue sur Paris et, à quelques minutes de l'ouverture de l'audience, l'accusé est en proie à une grande émotion.
 Allons; messieurs.

Joseph Simon prend la tête d'un petit cortège : Philippe Pétain. Qui tient dans sa main gauche, avec ses gants blancs, le rouleau de papier où a été dactylographié en gros caractères le texte de la déclaration qu'il va lire devant ses juges, les trois avocats Fernand Payen, Isorni et Jean Lemaire gagnent la salle monumentale de la 11ème chambre de la cour, entre une haie de gardes républicains qui ne saluent pas le dernier des maréchaux de la Grande Guerre. A d'autres endroits, des gendarmes montrent le dos à l'accusé.
A 13 h, par une petite porte latérale, l'accusé pénètre dans la salle de la 1è  chambre, précédé par un gendarme. Alors se produit un phénomène extraordinaire; toute la salle se lève pour apercevoir ce vieillard qui, selon la description de Jules Roy, marche très droit, avec une raideur et une dignité de prince blessé, dans un silence impressionnant où l'on entend le bruit du talon de ses bottines vernies, le battement de robe des trois avocats et le ronronnement des caméras.

La salle ou se déroule le procès.

Sous le nez du maréchal, le mitraillage des photographes commence : les flashes des appareils crépitent dans une cohue affairée où chaque photographe cherche le meilleur plan de l'illustre accusé. Pétain reste impassible sous les premiers éclairs, puis, à mesure que les minutes passent, manifeste quelque agacement, enfin de l'exaspération.
Cela va durer longtemps? explose-t-il soudain en se tournant vers ses défenseurs.

L’arrivé des magistrats

Les magistrats pendant le procès.

Il est 13 h 06. Par une des portes situées derrière la tribune, au-dessus de laquelle des anges supportent un écu fleurdelisé, entrent les magistrats. En tête, le président Mongibeaux, sorte de géant matois, le menton orné d'une barbiche blanche pointue, suivi des deux vice-présidents, Donat Guigue dont le visage glabre est marqué d'une moue sévère, voire désapprobatrice (n'est-il pas un ami de la famille Pétain?) et Picard, impénétrable.
Un quatrième homme les dépasse, tout en barbe et le cheveu hérissé, le nez busqué chaussé d'un lorgnon très début du siècle, emmitouflé jusqu'aux oreilles dans son camail de fausse hermine barré par le ruban rouge de commandeur de la Légion d'honneur : le procureur général Mornet. Il se faufile entre les travées des journalistes et passe devant l'accusé. Il n'y a qu'un petit espace pour que l'accusateur en robe puisse gagner son siège à gauche de l'accusé et Philippe Pétain, dans un geste de courtoisie, rapproche de lui sa tablette, afin de laisser plus de place à Mornet geste qu'il répétera pendant toute la durée du procès.

La déclaration de Pétain

La déclaration de Pétain à son procès.

Après la lecture par le greffier de l'acte d'accusation, qui retient les griefs d'attentat contre la sûreté intérieure de l'Etat et d'intelligence avec l'ennemi, après lecture d'un complément par Mornet, après l'appel des témoins et au moment où l'interrogatoire va commencer, Pétain demande la parole pour lire une déclaration : lui aussi conteste la compétence du tribunal :
C'est le peuple français qui, par ses représentants, réunis en Assemblée Nationale, le 10 juillet 1940, m'a confié le pouvoir. C'est à lui seul que je suis venu rendre des comptes. La Haute-Cour, telle qu'elle est constituée, ne représente pas le peuple français, et c'est à lui seul que s'adresse le Maréchal de France, chef de l'Etat. Je ne ferai pas d'autre déclaration.
Je ne répondrai à aucune question. Mes défenseurs ont reçu de moi la mission de répondre à des accusations qui veulent me salir et qui n'attaquent que ceux qui les profèrent.
Ainsi Pétain, qui physiquement sera présent tout au long de son procès, n'y participera presque à aucun moment. Il restera muet, impassible, donnant souvent d'ailleurs l'impression que sa surdité contribue à l'isoler de débats dont il se désintéresse.

Premier incident

Pétain et le bâtonnier Fernand Payen, qui le défend.

Le procès du maréchal Pétain débute le 23 juillet 1945 devant la Haute Cour de Justice créée le 18 novembre 1944. Le tribunal est présidé par Paul Mongibeaux, premier président de la Cour de cassation, assisté du premier président de la chambre criminelle à la Cour de cassation Donat-Guigne, et Picard, premier président de la Cour d'appel. Le jury de vingt-quatre personnes est constitué de douze parlementaires et de douze non-parlementaires issus de la Résistance. Ce jury est choisi dans deux listes, la première étant celle de cinquante parlementaires n'ayant pas voté les pleins pouvoirs à Pétain, la deuxième étant composée de personnalités de la Résistance ou proches d'elle. La défense use de son droit de récusation pour quelques noms sortant du tirage au sort.

Défendu par Jacques Isorni, Jean Lemaire et le bâtonnier Fernand Payen, Philippe Pétain déclare le premier jour qu’il avait toujours été un allié caché du général de Gaulle et qu’il n’était responsable que devant la France et les Français qui l’avaient désigné et non devant la Haute Cour de Justice. Dans ces conditions, il ne répondra pas aux questions qui lui seront posées. Viennent déposer de nombreuses personnalités en tant que témoins soit à charge : Édouard Daladier, Paul Reynaud, Léon Blum, Pierre Laval, soit à décharge : le général Weygand, le pasteur Boegner.

Payen (à gauche) pose au milieu de son argumentation un pétard qui suscitera le premier incident sérieux du procès à propos des magistrats professionnels qu'il a devant lui et qui ont pour tâche de juger un homme à qui, lorsqu'il était chef de l'État, ils avaient prêté serment :
Comment, déclare-t-il en effet, ne pas faire observer qu'en leur demandant de juger le maréchal Pétain le gouvernement provisoire ( je veux mesurer mes paroles, mais il faut bien appeler les choses par leur nom ! ) a manqué à tous les devoirs que lui imposait le plus élémentaire souci de la dignité de ses magistrats? Il les met dans une situation que je peux qualifier d'intenable et d'impossible, car, enfin, au maréchal de France qu'on leur demande aujourd'hui de juger et de condamner ils ont prêté serment, ils lui ont prêté serment il n'y a pas si longtemps, alors qu'il était chef de l'État ! Ils lui ont prêté serment de fidélité. Comment voulez-vous qu'ils jugent, je ne dis pas avec sérénité, avec impartialité je suis convaincu qu'ils le feront  mais comment voulez-vous qu'ils jugent sans être suspectés d'avoir manqué de sérénité et d'impartialité?

Le procureur général Mr Mornet

Cette pique, Mornet (à gauche) répond :
On vient de faire allusion à la cérémonie du serment. Je suis d'autant plus à l'aise pour expliquer que, moi, je ne l'ai pas prêté. J'étais à la retraite depuis dix-huit mois lorsque, au mois de septembre 1941, le serment a été imposé aux fonctionnaires publics. Je n'ai donc pas eu l'occasion de me poser la question. Aurais-je prêté le serment ? Peut-être. Peut-être, je le dis sans hésiter, parce que je considère qu'un serment imposé à des fonctionnaires publics par les détenteurs d'une autorité exercée sous le contrôle de l'ennemi, un pareil serment n'a aucune espèce de valeur et que, par conséquent.
Des murmures s'élèvent dans le fond de la salle, du groupe des avocats.
M. LE PREMIER PRÉSIDENT. Pas de manifestations !
M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. J'invite la cinquième colonne à cesser ses manifestations. Nous ne sommes pas ici en réunion publique.
De nouvelles protestations se font entendre.
M. LE PREMIER PRÉSIDENT. Ce sera le premier et le dernier avertissement, ou je fais évacuer la salle.

Attaques en règle de la défense

Le défenseur Jean Lemaire au procès

La défense va se livrer à une attaque en règle contre les juges. Sont-ils sereins? Non ! Rugit Jean Lemaire (à gauche) qui rapporte des propos tenus par le procureur général Mornet à un journaliste de L'Aurore et publiés dans ce journal le 28 avril 1945, propos selon lesquels l'accusateur aurait fait connaître son opinion sur l'affaire Pétain : il mérite la mort... Mornet lui coupe la parole:
 Puisque je suis mis en cause personnellement, j'ai le droit de répondre. J'ai fait connaître mon opinion sur le caractère des faits qui étaient reprochés au maréchal Pétain et j'ai dit que si ces faits étaient établis, comme je le croyais, ces faits ne comportaient pas d'autre peine que la peine la plus élevée. Mais cela ne veut pas dire que j'ai dit à la presse (murmures) que je réclamerais la peine de mort.
Ces paroles amènent quelques protestations dans la salle.

 

M. LE PREMIER PRÉSIDENT. (À gauche) J'adresse un dernier avertissement.
M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. II y a en vérité trop d'Allemands dans la salle.
De nombreuses protestations s'élèvent, quelques applaudissements aussi.
M. LE PREMIER PRÉSIDENT. Je vais faire évacuer la salle. Le premier perturbateur qui sera pris sur le fait sera amené devant la cour et je lui appliquerai les sanctions prévues par la loi.
M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET. J'ai donc dit que je réprouvais...
 Si vous le permettez, avant que vous continuiez, vous allez certainement retirer ce que vous venez de dire.

Le président Mr Mongibeaux au procès

M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET.
Non, j'ai dit qu'il y avait trop de gens qui faisaient le jeu des Allemands dans la salle.
M` LEMAIRE. Vous avez dit  les Allemands », monsieur le Procureur général, et ne nous forcez pas à en demander acte.
Le public manifeste assez bruyamment pour et contre.
M. LE PREMIER PRÉSIDENT. Je vais faire évacuer.
M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL. Je ne fais pas de différence entre les Allemands et ceux qui soutiennent la politique allemande. (Nouveaux murmures.) J'ai donc dit que ce que je condamnais et qui comportait la peine. (Protestations) J'ai donc dit que ce qui comportait la peine suprême inscrite dans l'échelle des peines, c'était le crime de trahison qui était reproché au maréchal Pétain.
M. LE BATONNIER PAYEN. Et que M. le maréchal Pétain l'avait commis.
L'incident rebondit brusquement une minute après sur une demande de Jean Lemaire :
M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL. J'ai dit que je considérais comme la chose la plus grave l'acte de trahison; et quand j'ai dit que cette trahison comporterait la peine de mort  je fais appel à votre bonne foi  est-ce que cela, dans la bouche même d'un magistrat comme moi, ne signifie pas : je demanderai la peine de mort lorsque les débats seront terminés? Il ne s'agit pas de tergiverser.
Le public s'étant, sur ces paroles, livré à de nouvelles manifestations, le président décide de lever l'audience et de faire évacuer la salle.

Les grands Ténors de la République

Jusqu'au vendredi 3 août se succéderont à la barre des témoins certains des grands ténors de la République, les uns acteurs directs du drame du printemps 1940, Paul Reynaud, Édouard Daladier, Jules Jeanneney, Edouard Herriot Albert (haut gauche), Lebrun (haut droite), Louis Marin, les autres plus ou moins spectateurs ou victimes de ce drame, comme Léon Blum ( gauche ). Une figure marquante dans ce défilé, celle du général Weygand; des témoignages émouvants, celui de Loustaunau-Lacau, de Marcel Paul, d'Henriette Psichari-Renan. En bref, un tourbillon oratoire où surgissent comme des éclairs quelques cris de passion et de douleur, de colère et d'ironie qui restituent le climat des cinq années passées, de ces cinq années d'épreuves et de douleurs pour la plupart des Français, à quelque clan qu'ils appartinssent, de quelque bord où ils se fussent rangés.

Léon Blum

Mais un fait domine cette première semaine : les derniers chefs de la IIIe  République entendent, à travers le procès intenté à leur successeur, se dédouaner de leurs actes passés : de Reynaud à Daladier, en passant par Blum, ils veulent se laver des accusations que deux d'entre eux eurent à supporter pendant le procès de Riom ou répondre aux questions que beaucoup de Français se posent à leur endroit. De cette tribune de la Haute Cour, ils se serviront et abuseront parfois, afin de présenter d'eux-mêmes une image de marque inattaquable. Refaisant à l'envers le procès de Riom, ils se transforment en accusateurs  implacables de Philippe Pétain et en défenseurs complaisants de leur action, comme si quelqu'un leur demandait des comptes ! Qu'importe.Ils ont la parole et, orateurs parlementaires privés de tribune depuis cinq ans, ils ouvrent les vannes d'une éloquence d'autant plus abondante qu'elle aura dû être longtemps contenue.

Paul Reynaud

Paul Reynaud lors du procès de Pétain

Paul Reynaud, soixante-dix ans, complet gris, visage hâlé, voix nasillarde, parle pendant cinq heures d'affilée : il rôde devant un public assez vite lassé les arguments et les faits qu'il répétera dans trois éditions successives des Mémoires. Il raconte, avec un luxe de détails extrême, les péripéties des journées de mai et de juin 1940, les débats tragiques au sein du gouvernement pour ou contre l'armistice, son duel avec Weygand à qui il souhaitait imposer une capitulation de l'armée en rase campagne tandis que son gouvernement et la flotte se réfugieraient en Afrique du Nord, les ultimes tractations de Bordeaux, sa démission, puis son arrestation. Le point capital de son argumentation est simple et clair : en demandant l'armistice de juin 1940, la France trahissait la parole donnée à son allié anglais le 28 mars 1940 de ne pas entreprendre de négociation séparée avec Hitler.

Édouard Daladier au procès

Après Paul Reynaud, Daladier apporte son concours à l'accusation : le  taureau de Vaucluse , à la voix chantante de Méridional, justifie son activité pendant la drôle de guerre, dans une sorte d'anti procès de Riom où perce, assez curieusement, une certaine rancune pour l'allié britannique qui, dès le début de la guerre de 1939, ne nous a peut-être pas assez aidés.
 Drôle de guerre! déclare-t-il. On eût sans doute préféré que la France, réduite alors à ses seules forces avec 95 divisions contre plus de 140, sans que l'armée britannique eût encore apporté en France le concours, se livrât à des offensives.
Pour moi, je prends cette responsabilité parmi beaucoup d'autres. J'avais les yeux fixés sur les sorties de matériel. Je savais que, si je gagnais l'été, les déficiences qui résultaient de ce que nous étions partis avec deux ans de retard pour nous réarmer seraient comblées. Je regardais les diagrammes des sorties des usines de guerre. J'enregistrais chaque quinzaine des sorties importantes d'avions, de canons, de canons contre-avions, de nouveaux chars de combat, et je disais qu'il fallait patienter, qu'il fallait attendre que les contingents britanniques fussent à côté des soldats français.
On est assez loin, on le voit, du cas Pétain. Daladier va pourtant répondre avec précision à une question du bâtonnier Payen : estime-t-il que le maréchal est un traître ?
M. LE PRÉSIDENT DALADIER. En toute conscience, je vous répondrai que, selon moi, le maréchal Pétain a trahi les devoirs de sa charge.
M. LE BÂTONNIER PAYEN. Ce n'est pas la même chose.
M. LE PRÉSIDENT DALADIER. Je vous répondrai que le mot trahison a des sens divers et nombreux. Il y a des hommes qui ont trahi leur pays pour de l'argent; il y a des hommes qui l'ont trahi quelquefois par simple incapacité, et ce fut, je crois, le cas du maréchal Bazaine. Du maréchal Pétain, je dirai franchement, et bien que cela me soit pénible, qu'il a trahi son devoir de Français. Voilà ce que j'ai à vous répondre. Sur ses menées avec l'ennemi, sur ses intelligences avec Hitler, je ne sais rien et je ne puis rien dire. Je vous donne en toute conscience mon opinion, telle que je la fonde sur les faits dont j'ai été le témoin.
Le mot de Daladier fera mouche : on s'en apercevra lors des délibérations du jury.

 

Les autres témoins

 

Témoins pour le procès

Le 30 juillet se présente à la barre, s'appuyant sur deux cannes. Un homme au visage émacié, Georges Loustaunau-Lacau, déporté politique, habitant Oloron-Sainte-Marie: avec Loustaunau-Lacau entre dans le prétoire un obscur de la piétaille souffrante, une sans-gloire de la Résistance, libéré du camp de concentration de Mauthausen où les Allemands lui ont fait durement payer les services qu'il avait rendus aux Alliés, comme chef d'un réseau de renseignements.

Comble de l'ironie, cet homme au corps meurtri est un affreux réactionnaire : il appartint avant la guerre à l'état-major de Pétain, il fit partie de la Cagoule afin de protéger l'armée des infiltrations communistes, il accepta un poste à la Légion française des combattants créée par un État français de Vichy, il répandit la bonne parole du maréchal. En même temps, les agents de son réseau clandestin et lui-même donnaient de précieux renseignements aux Anglais. Arrêté pour dissidence en mai 1941, il s'est évadé; repris dans le maquis, il est condamné à deux ans de prison, puis livré aux Allemands. Par eux condamné à mort, enfin déporté à Mauthausen, avec les terribles lettres NN. Tel est l'homme des lèvres duquel tombent quelques-unes des paroles les plus sincères du procès :
Je crois pouvoir dire que je ne dois rien au maréchal Pétain, ni à personne, d'ailleurs, sauf aux hommes qui ont été tués sous mes ordres. Je ne dois rien au maréchal Pétain, mais cela ne m'empêche pas d'être écœuré par le spectacle de ceux qui, dans cette salle, essaient de refiler à un vieillard presque centenaire l'ardoise de toutes leurs erreurs.
Pour le reste, Loustaunau-Lacau disculpe l'accusé d'avoir appartenu à la Cagoule avant la guerre, fait qui ouvre une brèche sérieuse dans la thèse du complot contre la sûreté intérieure de l'État. Claudicant entre ses deux cannes, il quitte le prétoire, non sans avoir décoché à la cour cette ultime flèche du Parthe : En ce qui concerne le maréchal Pétain, je veux dire que, bien qu'il m'ait odieusement lâché, je demande ici que l'on réfléchisse qu'il y a assez, pour le malheur de la France, du sang de Marie-Antoinette et du maréchal Ney.
 

Après Georges Loustaunau-Lacau, une femme en grand deuil se présente devant la barre, Henriette Psichari-Renan, dont la déposition sobre, mesurée arrache des larmes à bien des spectateurs :
 Je vous ai demandé à être entendue, mais ce n'est pas en mon nom personnel que je dépose, je dépose au nom des onze mille mères qui ont perdu leur enfant, comme moi, en Afrique du Nord.
J'avais un fils qui était enseigne de vaisseau, il avait vingt-cinq ans. Ce garçon-là avait choisi, avec des affres qu'il m'a contées avant sa mort, d'obéir au gouvernement qui représentait pour lui le gouvernement de la France. Il avait eu pendant huit jours. Comme tous les marins, comme tous les officiers de marine, il avait eu, entre l'armistice et dix jours après l'armistice, la certitude qu'il allait se rallier à la France Libre. Mais, le dixième jour, il est arrivé un ordre de leur chef qui leur a dit qu'il ne fallait plus y penser. Mon fils a obéi. Il n'avait peut-être que cet unique défaut : il obéissait, il obéissait jusqu'à la mort.
Or, le jour du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, ce jeune officier de marine français reçoit l'ordre d'appareiller de Toulon avec son sous-marin de six cents tonnes, l'Argonaute, afin de couler le plus possible de bâtiments américains devant Oran.
 Donc, poursuit Mme Psichori-Renan, l'amiral Darlan a donné l'ordre à ces jeunes gens d'aller à la mort, le sachant, sachant que le port d'Oran était une souricière, sachant que les Américains avaient déjà débarqué à Arzew et aux Andalouses, qui bordent à l'ouest et à l'est la baie d'Oran, parce qu'il avait reçu l'ordre du maréchal Pétain qu'il fallait résister.

Voilà pourquoi nos enfants sont morts. Ils sont morts, j'ai et j'ai peine à le dire, au service de l'Allemagne. J'ai deux autres fils qui sont des héros de la Résistance, l'un s'est rallié à de Gaulle le 18 juin, à quatre heures de l'après-midi, l'autre est entré dans la Résistance à dix-sept ans, en décembre 1940. Ils ont risqué leur vie pour la France; je ne dis rien, si la France me les avait pris, je les aurais donnés, j'aurais courbé le front comme les autres; mes frères sont tous morts à la guerre. J'ai élevé mes fils pour la France; que la France me les reprenne, je veux bien; mais l'Allemagne, non!
Je mets en fait qu'un chef de gouvernement qui a donné l'ordre que onze mille jeunes gens meurent au service de l'Allemagne, je mets en fait que ce chef de gouvernement n'est pas un bon Français.

Les avocats de Pétain au procès

A l'exemple de Loustaunau-Lacau, résistant mais indulgent à Pétain, de Mme Psichari-Renan qui ne pardonne pas au maréchal la mort de son fils face aux Américains vient s'ajouter un troisième, celui de Marcel Paul, résistant communiste, qui attaque d'emblée la police de Vichy :
 Soldat de la Résistance, je veux dire à la cour et à messieurs les Jurés que les coups les plus durs qui ont été portés à la Résistance l'ont été par les policiers du gouvernement de Vichy, obéissant aux ordres de l'accusé.
J'ai été, pour ma part, arrêté par les policiers de Vichy. Un très grand nombre de camarades de la Résistance, que je devais retrouver dans les prisons ou dans les camps, ont été arrêtés par les policiers de Vichy. Si les autorités occupantes n'avaient pas disposé et bénéficié du concours permanent et acharné des policiers de Vichy, les neuf dixièmes des patriotes qui ont été arrêtés auraient pu continuer l'action libératrice.
La Gestapo me recherchait, pour ma part, depuis une année. Elle n'avait pas pu m'arrêter. Elle était au courant de mon activité en général; mais ce sont les policiers du gouvernement de Vichy qui ont réussi à m'arrêter. C'est par eux que je devais être livré plus tard aux autorités allemandes.

Vue générale du prétoire pendant le verdict. Philippe Pétain vient d’être condamné à mort. Derrière lui, ses défenseurs, Me Payen, Me Isorni, Me Lemaire.

Avec Marcel Paul, comme avec les deux précédents témoins, nous touchions à l'un des aspects les plus graves de l'acte d'accusation, si grave qu'un juré pose alors une question décisive :
M. PERNFY (juré). Je voudrais qu'il soit demandé au témoin si, dans son esprit, après avoir mûrement réfléchi, il rend bien l'accusé responsable des crimes qui ont été commis dans les prisons et vis-à-vis des déportés et de tous ceux qui ont été fusillés.
M. MARCEL PAUL. Ce n'est pas seulement mon sentiment personnel, monsieur le Président. Nous parlions très difficilement dans les prisons et aussi dans les camps. Mais le sentiment de la responsabilité directe et absolue du gouvernement de Vichy et, par conséquent, de son chef puisque ses ministres étaient responsables devant lui était pour nous et est pour nous totale.

Le général Weygand, ancien commandant en chef des armées françaises

Le 31 juillet, le général Weygand, actuellement prisonnier au Val de Grâce en traitement, se présente à la barre des témoins. Déchaîné, mais animé par une force intérieure qui le durcissait, le petit homme, de qui la naissance même était mystérieuse, avança la jambe raide en s'appuyant sur une canne. Il joignit les talons et s'inclina devant le maréchal qui le suivait du regard et lui rendit son salut, note Jules Roy Weygand semblait appartenir au même type physique que Paul Reynaud; les yeux bridés, le visage creusé, les pommettes saillantes, l'intelligence amère et coupante, les griffes prêtes à déchirer, la dent cruelle.
Dans une déposition claire, parfois passionnée,  Weygand explique pourquoi il a refusé de capituler comme le lui demandait Paul Reynaud en juin 1940:
Messieurs, s'écrie-t-il, la capitulation, c'est une action déshonorante ! On vous parle d'honneur et on demande la capitulation. On ne s'en relève pas. Notre code de justice militaire punit de mort le chef qui capitule en rase campagne.
Le général n'a guère de difficultés à prouver que l'armistice s'imposait pour de multiples raisons militaires et pour la sauvegarde de la France : il fallait sauver ce qui pouvait l'être, et d'ailleurs Paul Reynaud s'était effacé devant le maréchal Pétain. Pourquoi, au lieu de démissionner, le président du Conseil ne l'avait-il pas relevé, lui Weygand, de son commandement, afin de demander à un autre chef militaire ce qu'il souhaitait ?
Le heurt est inévitable entre les deux hommes : il se produit le 1er août, et, tels deux coqs de combat dressés sur leurs ergots, Reynaud et Weygand s'affrontent; sans aucun résultat décisif, semble-t-il, et Weygand termine sa dernière intervention par une philippique sans appel :
M. Paul Reynaud a appelé, dans un moment de détresse où ses épaules trop faibles étaient incapables de supporter le poids dont elles s'étaient avidement chargées, le maréchal Pétain et moi, bien heureux de nous trouver. Depuis, que s'est-il passé ? C'est que quand on est avide d'auto rite, on doit être avide de responsabilités. J'ai montré comment il n'a pas osé se débarrasser du chef qu'il trouvait incapable et coupable. J'ai montré comment il n'avait pas osé le destituer, le moment venu, à propos de cette question de capitulation. J'ai montré comment M. Paul Reynaud, au lieu de continuer dans la voie où il avait estimé trouver le salut de la patrie, s'est démis et comment, s'étant démis, il a demandé que ce soit le maréchal Pétain qui prenne le gouvernement alors qu'il savait que la solution qu'il vient d'honnir au point que vous avez entendu était nécessairement la solution que prendrait le maréchal Pétain.

Le général Maxime Weygand peu après le procès de Pétain

Dans cette affaire, M. Paul Reynaud, président du Conseil, dans des circonstances graves, a fait preuve du crime le plus grave que puisse commettre un chef de gouvernement; il a manqué de fermeté et il n'a pas suivi les grands ancêtres, certes pas.
Paul Reynaud, présent dans la salle pendant la philippèque de Weygand, lancera le dernier mot dans le prétoire :
Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur le Premier Président, que ceci n'est qu'un commencement.
Mais M. Mongibeaux en a assez. Fort opportunément il a rappelé au début de cette audience du 1" août quelques évidences qui ont fui des débats, semble-t-il:
Depuis presque le début, nous assistons à une sorte de recherche de responsabilités, les militaires rejetant la responsabilité sur les civils, les civils rejetant h responsabilité sur les militaires; c'est ce qui nous pourrions résumer d'un mot en disant la discussion autour des conditions dans lesquelles a été voté, a été accepté, a été signé l'armistice.
Sur ce point, je crois que nous somme: tous d'accord. La lumière est faite de façon la plus complète, et nous en somme: arrivés maintenant à un point où, je crois les discussions deviennent un peu inutile superflu et oiseux.

Pierre Laval

L’un des moments les plus dramatiques du procès, M Paul Reynaud, à droite, affronte le général Weygand. Le maréchal Pétain écoute attentivement. Cet échange de propos résolument contradictoires sur les circonstances de l’armistice. De face, l’un des bancs des journalistes.

Les défenseurs sont inquiets de cette arrivée inopinée : le bâtonnier Payen, dans beaucoup de ses interventions, a déplacé certaines des responsabilités du maréchal sur Laval absent. Laval présent ne risque-t-il pas de remettre tout en question ?
Quand, le 3 août, il pénètre dans la salle bondée de la 11eme chambre, un grand silence se fait. Qui oubliera, raconte Jacques Isorni, l'entrée de cet homme ravagé, les cheveux blanchis, au teint plus marron que jaune, le cou décharné, les yeux battus sous les paupières lourdes, avec le costume pauvre et fripé de quelqu'un qui a dormi tout habillé la nuit entière, dans un compartiment de troisième classe. Il y avait en lui de la misère et de l'inquiétude. On le regardait. On suivait chacun de ses pas, chacun de ses gestes. Il serrait contre sa poitrine une serviette toute plate qui ne devait pas contenir grand-chose, comme s'il avait tenu là des documents sauveurs et les secrets de sa politique. Au milieu des éclairs de magnésium, il'avançait hésitant, cherchant peut-être une tête aimée. Il était seulvis-à-vis de ce pestiféré de la collaboration, Mongibeaux à une attitude méprisante:

Je ne vous fais pas prêter serment, lui dit-il. Je ne vous entends qu'à titre de renseignements.

Pierre Laval témoigne au procès

 

Mais quand, le 5 juin 1942, Laval a prononcé la célèbre phrase «Je souhaite la victoire de l'Allemagne, parce que sans elle le communisme demain s'installerait partout en Europe », le maréchal était-il totalement d'accord avec son chef de gouvernement ? Laval donne de longues explications sur la genèse de cette phrase, rédigée ainsi par lui dans une première mouture : Je crois à la victoire de l'Allemagne et je la souhaite parce que, etc, puis modifiée après un conciliabule entre Rochat, secrétaire général des Affaires étrangères, et Pétain. Étrange affaire que celle de cette phrase, à propos de laquelle l'accusé demande à prendre la parole, après s'être concerté avec Payen :
M. LE MARÉCHAL PÉTAIN. J'ai eu une réaction très violente quand j'ai entendu, dans le discours, cette phrase de M. Laval : Je souhaite la victoire de l'Allemagne.
Il a dit, tout à l'heure, qu'il était venu me trouver avec M. Rochat, qui représentait le ministre des Affaires étrangères, pour me montrer cette phrase. Eh bien, jamais M. Rochat n'aurait accepté de maintenir cette phrase, et j'étais d'accord avec lui.
Et puis, alors, quand je l'ai entendue à la radio je croyais que c'était fait, qu'il avait arrangé l'affaire quand j'ai entendu que cette phrase était répétée à la radio, j'ai bondi. Je ne me suis pas rendu compte. Je croyais que c'était supprimé et je suis navré qu'elle soit restée.

Au fil des heures ensuite, Laval égrène ses souvenirs du temps de l'occupation : la relève, les déportations, les arrestations, la Milice, la L.V.F., la lutte contre les résistants et les maquisards. Il traite de tous les chapitres, explique sa position personnelle et l'on a l'impression que sur le procès Pétain se greffe un procès Laval. Laval présente un système de défense sinon cohérent, du moins détaillé. Au fond, il fournit ses explications de chef de gouvernement d'un territoire occupé: et ses explications tiennent en une formule : éviter le pire. Avant de finir, Laval jette ces derniers mots:
Il n'en reste pas moins que le maréchal était au courant de tout ce que je faisais d'important. J'avais avec lui des contacts tous les matins, que je lui rendais compte. Dans la mesure où je pouvais, je tenais compte de ses avis. Mais le maréchal était naturellement au courant. Ce sont peut-être les moments les plus importants de sa déposition.

Fernand Brinon

Fernand de Brinon, ancien délégué général du gouvernement dans les territoires occupés.

Jeudi 9 août, apparition du second pestiféré de la collaboration, Fernand de Brinon, un homme malade, s'appuyant sur une canne, à qui le président décide de ne demander ni son nom ni ses qualités et qu'il dispense du serment : pour la Haute Cour, Brinon est simplement entendu.
Ce qu'il raconte, d'une voix monocorde, n'est pas sans intérêt : il a toujours rendu compte au maréchal de ce qu'il faisait et l'a toujours tenu très exactement au courant et des événements et de ses propres sentiments. Il expose les exigences allemandes en matière de réquisition des travailleurs ou de déportation des juifs; il s'abrite derrière les autorités de Vichy ou celle du chef de l'État, dans un grand geste (l'ignorance et d'impuissance conjuguées). Un juré, M. Lévy Alphandéry, lui demande quelle a été la réaction du maréchal au moment où il a appris les atrocités qui ont été commises contre les israélites citoyens de France :
M. DE BRINON. Le maréchal a toujours eu, à ce sujet, des réactions extrêmes, vives, douloureuses, mais personnellement je n'en connais pas de particulières autres que ce qu'il a pu me dire dans les conversations, à savoir que c'était atroce, qu'il fallait essayer d'y parer; mais je vous ai dit tout à l'heure quelles étaient les immenses difficultés rencontrées à ce sujet.
Et, encadré par deux gendarmes, voûté, traînant la jambe Brinon est à ce moment-là très malade celui qu'on a appelé l'ambassadeur de Vichy à Paris regagne la prison d'où il a été extrait : il sera fusillé quelques mois plus tard. 

Darnand le chef de la Milice

Joseph Darnand au procès de Pétain

Enfin. Dernier du trio des «collaborateurs », Joseph Darnand, ancien chef de la Milice française, se présente à la barre entre deux gendarmes. L'homme le plus détesté de France soulève une vague de curiosité parmi le public, encore que rien dans son allure n'apparût comme exceptionnel. Jules Roy le décrit ainsi : Boudiné dans un pantalon de milicien et un veston gris croisé passé par-dessus un blouson, la paupière mi-close, la face carrée, le front encadré de cheveux blancs coupés court, la mâchoire dure, hérissée d'un poil sombre, les épaules massives avec l'air d'un ouvrier endimanché. Une voix fluette sortit de ce mufle et de cette carrure de catcheur : c'était avec ce filet de castrat qu'il avait prêté serment à Hitler et ordonné les assassinats !
Au demeurant, le responsable de la lutte armée contre les résistants et les maquisards ne dit que peu de chose.
DARNAND. Le maréchal a toujours été pour moi d'un très bon conseil, m'a toujours prêché la prudence.
M. LE PREMIER PRÉSIDENT. Quand vous outrepassiez ses conseils, parce que autant que nous nous souvenons, la Milice n'a pas été particulièrement prudente ni circonspecte — vous ne receviez pas de blâmes, pas d'observations ?
DARNAND. Je n'ai reçu qu'un seul blâme, c'est celui que le maréchal m'a adressé le 6 août 1944, l'année dernière, alors que les Américains étaient à Rennes, dans une lettre qui doit figurer au dossier.

 

LE PREMIER PRÉSIDENT. A quel propos? Quelle était l'action que le maréchal blâmait et dans quels termes la blâmait-il ?
DARNAND. Le maréchal, dans une lettre très longue, faisait connaître à Laval les exactions de la Milice. Dans un dossier annexe, assez important, on relevait, dans différents coins de France, des actes qui pouvaient nous être reprochés. J'ai pris connaissance de cette lettre et j'ai répondu, quelques jours après. Au maréchal, que je n'ai plus eu l'occasion de revoir à Paris de ce moment.
Ce reproche ouaté de Darnand au maréchal tombe nettement dans le prétoire : les défenseurs renoncent à le questionner.
Gardes, vous pouvez l'emmener, conclut le président Mongibeaux.

Le réquisitoire du procureur Mornet

Le réquisitoire du procureur Mornet

Le moment de l'hallali est venu pour le procureur général Mornet, cet hallali qui en langage judiciaire s'appelle le réquisitoire. Il se leva, raconte Jules Roy, petit, décharné, hargneux... Le regard enfoui sous les sourcils, le bec aigu, arrachant un à un, d'une serre nerveuse, les feuillets de son réquisitoire, et flanqué de la pile monumentale des documents surmontés d'un tampon buvard, il tournoyait comme un oiseau de proie au-dessus du chaos du procès
L'accusé va l'écouter avec une extrême attention. Il fait effort pour l'entendre malgré sa demi-surdité, et, à chaque flèche décochée par son accusateur, on verra ses narines se pincer ou sa bouche marquer une crispation d'agacement, une moue de mépris  éclairs fugaces sur un masque qui se veut impénétrable. Au fond de sa conscience, le vieux maréchal plaint ses juges plus qu'il les blâme; tous lui ont prêté serment quand il était chef de l'État. Aujourd'hui il est en face d'eux comme accusé :
 Ce sont de pauvres types, mais je ne leur en veux pas, a-t-il confié à Joseph Simon.
Quel mot terrible dans la bouche de Philippe Pétain! Quelle résignation, aussi.
Mornet assène alors, à l'aide de citations, des coups très durs au maréchal Pétain:
Hitler n'avait pas craint d'écrire au maréchal qu'une nation ne pouvant subsister sans une armée il était prêt à lui offrir son concours pour en constituer une. Vous connaissez la réponse de Pétain : Envoyez-moi le maréchal von Rundstedt, je suis prêt à m'entendre au sujet des offres que vous me faites.
Il y a pire encore. Hitler avait écrit : Je suis décidé à aider la France à reconquérir les colonies qui lui ont été volées par les Anglo-américains. Et Pétain, maréchal de France, ne recule pas devant cette 'offre de l'envahisseur et il l'en remercie : Je suis sensible, monsieur le Chancelier, aux dispositions que vous avez voulu m'exprimer en ce qui concerne votre résolution de collaborer avec la France et de l'aider à reconquérir son empire colonial. Cette fois, c'était l'acceptation d'une véritable alliance militaire.

L'accusé a-t-il par ailleurs souhaité la victoire de l'Allemagne, comme Pierre Laval, son chef de gouvernement, l'avait déclaré lors d'un discours radiodiffusé de 1942 ? Pour Mornet, l'entente entre les deux hommes est certaine. Pétain, le 11 juin 1942, n'a-t-il pas assuré : Nous marchons, M. Laval et moi, la main dans la main. C'est la communion parfaite dans les idées comme dans les faits.
Alors le procureur général tonne : Dix jours après, Laval lançait cet odieux défi à la nation : Je souhaite la victoire de l'Allemagne.
Ce que Mornet. Qui approche du terme de son réquisitoire et prépare sa conclusion, ne pardonne pas à Pétain, c'est surtout d'avoir humilié la France. De cette humiliation le procureur général va se servir pour prononcer les mots les plus percutants de son accusation. Il décrit d'abord le grief qu'il adresse à l'accusé:
Celui d'avoir humilié la France dans le monde, de l'avoir asservie à son vainqueur, non seulement en cédant à ses exigences, mais en allant encore plus loin : en prenant pour modèle, en s'efforçant de copier ses institutions, d'adopter, de s'assimiler ses préjugés et jusqu'à ses haines.

Le procureur général Mornet pendant son réquisitoire

Me plaçant, moi, sur le terrain de la loi, le seul sur lequel je puisse me placer, bravant les menaces de mort qui m'arrivent, comme les injures d'une minorité que sa haine ou sa foi aveuglent encore, songeant à tout le mal qu'a fait à la France, cette France dont Michelet a dit que son agonie serait l'agonie de l'Europe cette France à laquelle il semble que, parfois, l'on conteste encore le droit de reprendre la place qu'elle a occupée et qu'elle doit occuper encore.
Songeant à tout le mal qu'a fait, qu'ont fait à cette France un nom et l'homme qui le porte avec tout le lustre qui s'y attachait, parlant sans passion, ce sont les réquisitions les plus graves que je formule au terme d'une trop longue carrière, arrivé, moi aussi, au déclin de ma vie, non sans une émotion profonde mais avec la conscience d'accomplir ici un rigoureux devoir: c'est la peine de mort que je demande à la Haute Cour de justice de prononcer contre celui qui fut le maréchal Pétain.Après la fin de l'audience. Pétain a une courte colère. Elle s'apaise très vite, mais l'accusé confie à Joseph Simon:
C'est dur de rester impassible devant tout ce que j'entends ! Je fais ce que je peux pour rester calme, mais dire que j'ai trahi la France, c'est honteux.

Maître Isorni

Maître Jacques Isorni au procès

Magistrats de la Haute Cour, écoutez-moi, entendez mon appel. Vous n'êtes que des juges; vous ne jugez qu'un homme. Mais vous portez dans vos mains le destin de la France.
Pour la première fois est passé dans le prétoire un souffle d'émotion et les dernières phrases d'Isorni font rouler des larmes sur le visage de certains assistants. A la suspension d'audience, le farouche procureur général Mornet se rue sur Jacques Isorni, l'étreint chaleureusement et laisse échapper cet énorme aveu ou ce remords de conscience: Ah! Vous avez tellement dit tout ce que je pensais!

L'accusé, lui, a été fortement remué par la péroraison d'Isorni. Quand, pendant la suspension d'audience, le jeune avocat fait visite à l'accusé dans sa chambre, Pétain, sans lui dire un mot, l'embrasse longuement. Annie Pétain confie à Isorni:
Je ne l'ai jamais vu aussi bouleversé. Il vous considère comme un fils.

Délibération des jurés

Les jurés au procès

Les débats sont clos à 21 h 05. Les jurés parlementaires et résistants. Mongibeaux, DonatGuigue et Picard se retirent dans la salle des délibérations. Pétain rejoint sa femme dans leur chambre près de la salle d'audience; fatigué, il s'étend sur son lit
où il attendra la lecture de l'arrêt. Quand  aura-t-elle lieu ?
Transportons-nous dans la salle de jurés. Au centre, une estrade où siégeront les trois présidents. De part et d'autre, les jurés, à droite les parlementaires, à gauche les résistants. Dans un coin, un buffet a été dressé (colin froid mayonnaise, fromages, fruits) -afin qu'ils puissent se restaurer pour le cas d'une délibération longue.
Cette délibération, on en connaît tous les détails par les confidences de deux jurés parlementaires, Pétrus Faure et Gabriel Delattre, qui ont décidé de lever le secret sur la dernière phrase du procès de Philippe Pétain, estimant devoir verser leur témoignage à la grande barre de l'Histoire. Une seule question s'est posée au jury : votera-t-il ou non la peine de mort requise par Mornet ? A chacun de répondre selon sa conscience.
Celle de Pétrus Faure est déchirée. Il reste encore sous le coup d'un bref échange de propos avec le procureur général, après
la clôture des débats, Pétrus Faure ayant croisé Mornet dans son bureau. Depuis trois semaines que nous avions des rencontres, raconte Pétrus Faure, il s'était établi entre nous des relations de politesse et même de cordialité. Je lui posai la question suivante : Que pensez-vous sur ce que sera le verdict ? Il me répondit : J'ai moi-même demandé la peine de mort, mais vous, il ne faut pas la voter. Que penser d'un procureur général qui, quelques jours auparavant, avait déclaré à la fin de son réquisitoire. Je demande la peine de mort pour celui qui fut le maréchal Pétain  et qui me demandait, à moi juré, de ne pas la voter ?

A cette première surprise, le président Mongibeaux va en ajouter une seconde. Ouvrant les débats, il déclare:
Messieurs les Jurés, mes assesseurs et moi-même vous demandons : seriez-vous d'accord pour une peine de cinq ans de bannissement ?
Cette demande imprévue et imprévisible suscite une vague de réprobation chez tous les jurés de la Résistance. La presque totalité des jurés repousse la suggestion des trois juges.
Cette parenthèse terminée, cet incident clos. Mongibeaux questionne chaque juré l'un après l'autre : est-il oui ou non partisan de la peine de mort  Consultés les premiers, les jurés de la Résistance font connaître leur réponse: après eux, les parlementaires. Deux d'entre eux, Gabriel Delattre et Lévy-Alphandéry, s'opposent à la peine capitale.
Des bulletins sont alors distribués aux jurés, qui doivent les remplir par un seul mot : pour  ou  contre  la peine de mort. Leur dépouillement donne quatorze voix «pour  et treize voix  contre  la peine de mort a été votée à une voix de majorité.
Et c'est alors que se produit la dernière péripétie de la délibération : plusieurs jurés demandent que le jury se prononce, par un second vote, sur un vœu qui pourrait figurer dans l'arrêt, veux selon lequel la Haute Cour demanderait au chef de l'État une mesure de grâce pour que la peine de mort ne soit pas appliquée. Cette proposition fait l'objet de la même procédure que pour la fixation de la peine : dix-sept jurés sont favorables au vote du vœu demandant la clémence, dix sont contre. Ainsi trois jurés, partisans de la condamnation à mort, estiment qu'elle ne doit pas être exécutée: et ce déplacement de trois voix orientera la rédaction de l'ultime phrase de l'arrêt.

Le verdict du procès

3 h 30, le texte est prêt; il est lu et accepté sans discussion. A 4 h 2, une longue sonnerie retentit : l'heure est venue.
Pour la dernière fois, précédé de Joseph Simon et accompagné par ses trois avocats, Philippe Pétain parcourt les quelques mètres qui le séparent de la salle d'audience. Son visage est resté de marbre, quoique ses traits soient tirés par cette nuit d'une veille angoissée.
Il entre dans cette salle où, depuis le lundi 23 juillet, il se soumet à la justice des hommes; elle est plongée dans une semi-obscurité. Le silence est total quand y pénètrent à leur tour les juges et les jurés.
Mongibeaux allume une lampe placée devant lui et approche un micro de la bouche : la lecture de l'arrêt sera enregistrée afin d'être diffusée par les ondes dans le monde entier.
De sa voix monotone, Mongibeaux égrène les attendus : ils reprennent, presque sans modification, ceux de l'acte de l'accusation. En foi de quoi, Pétain est reconnu coupable d'avoir entretenu des intelligences avec l'Allemagne, puissance en guerre avec la France, en vue de favoriser les entreprises de l'ennemi.

Et c'est la phrase irrévocable :
Par ces motifs, condamne Pétain à la peine de mort, à l'indignité nationale et à la confiscation de ses biens. Tenant compte du grand âge de l'accusé, la Haute Cour de justice émet le vœu que la condamnation à mort ne soit pas exécutée.

La fin du procès

Gardes, emmenez le condamné.

L'audience est levée.
Très pâle, Pétain, qui est resté debout pendant la lecture de l'arrêt, comme tous les spectateurs, refait pour la dernière fois le chemin jusqu'à sa chambre où le rejoignent ses avocats. Nous lui expliquâmes le sens de l'arrêt, raconte Jacques Isorni, de telle manière qu'il fut surpris de cette indulgence. Il trouvait ironiquement que les juges avaient été bien gentils.

Le départ de Pétain

Le condamné se dépouille de son uniforme de maréchal de France : c'est en costume bleu, pardessus foncé, chapeau gris et souliers jaunes qu'il quitte le palais de justice. Ses valises ont été faites dans la soirée et il ne porte à la main qu'une petite serviette noire contenant quelques papiers.
Quand le directeur général de l'administration pénitentiaire se présente à lui pour l'accompagner, il décline son nom :
Amor (tel est en effet le patronyme de ce haut fonctionnaire).
Amor? Comme moi, réplique le condamné en esquissant un sourire.
Avec le médecin qui l'a suivi depuis Montrouge, le docteur Racine, Philippe Pétain prend place dans une ambulance qui le conduit à Villacoublay.
Chic ! Un avion ! S’exclame-t-il quand il aperçoit le Dakota personnel du général de Gaulle qui doit le transporter jusqu'aux portes de sa nouvelle prison. Avec Pétain montent dans l'appareil Simon, Racine, quelques fonctionnaires de la Sûreté et de l'administration pénitentiaire.

 Fin du procès le maréchal Pétain est entré dans le véhicule

L'avion décolle au petit matin, emportant le condamné vers sa nouvelle destinée : celle d'un prisonnier perpétuel.
Philippe Pétain est entré dans sa quatre-vingt-dixième année. Il aura encore près de six ans à vivre dans trois cellules militaires de deux forts désaffectés dont les murs constitueront son seul horizon.

Une attitude du bâtonnier Payen pendant sa plaidoirie.

Les derniers mois de Philippe Pétain

Une attitude du bâtonnier Payen pendant sa plaidoirie.

Le cercueil du maréchal Pétain quitte l’annexe de l’Île d’Yeu de l’hôpital militaire de Nantes. Ostensiblement, les gendarmes mobile ne se sont pas mis au garde-à-vous et ne saluent pas.

L’office funèbre du maréchal Pétain en l’église de Port-Joinville à l’Ile d’Yeu.

Un ancien combattant de 1914-1918 porte un coussin sur lequel figure la médaille militaire et le képi du maréchal.

Le cortège funèbre du maréchal. En tête de jeunes Vendéennes portent des gerbes de fleurs.

Le général Weygand suit le cercueil de son ancien chef. A sa droite, un peu en retrait, Me Jacques Isorni.

L’ossuaire de Douaumont et le cimetière militaire où le maréchal Pétain désirait reposer. 



19/03/2013
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